Je pensais…

Je pensais que plus rien ne m’arriverait. C’était compter sans le calendrier. Le Premier-Mai, la Générale me réservait une surprise. J’arrive chez elle comme d’habitude, ayant accueilli sans méfiance sa proposition de faire une séance de lecture à une telle date, de surcroît le matin : elle m’avait affirmé que ce jour avait une réelle signification pour elle et qu’elle souhaitait le passer en ma compagnie.

À peine le seuil franchi, je sens de la nervosité dans l’air. Gertrude (je suis restée six mois sans savoir son nom) vient vers moi, une cravache à la main et, le visage défait, les yeux quasi révulsés, me la tend en me disant : Fouettez-moi ! Comme je marque mon étonnement, elle répète, les lèvres tremblantes : Fouettez-moi ! Elle est pâle, ses cheveux très tirés par son chignon accusent le désarroi de ses traits. C’est maintenant son corps tout entier qui tremble. Je la calme, lui suggère de remettre cette cravache à sa place (sur une étagère du salon, elle fait partie du musée, un souvenir du Général) et lui demande des explications. Elle me dit qu’elle a honte d’elle-même, qu’elle est une abominable coupable qui ne mérite que le knout, que pour la deuxième fois elle n’a pas su prévenir une incartade de sa patronne et me laisse tomber, moi, lectrice si dévouée, dans un affreux traquenard. Je crois comprendre que la « première fois » était l’affaire de la manifestation syndicale et du scandale dans le quartier. Que me réserve la seconde ? Gertrude ne veut pas me le dire. Elle tombe à genoux devant moi, me supplie de la punir, de la fouetter : de ma part, ajoute-t-elle, ce juste châtiment serait d’ailleurs une félicité. Et elle commence à faire sortir de sa jupe les pans de son chemisier empesé, pour dénuder son buste. Je la presse d’arrêter ses gestes ridicules et de me dire de quoi il s’agit. Elle finit par se décider à parler. Voici : la Comtesse n’a pas du tout l’intention de se consacrer à une séance de lecture, elle veut aller à la manifestation du Premier-Mai et elle compte sur moi pour l’accompagner, elle s’est déjà habillée.

N’y croyant pas, je me précipite vers la chambre, ouvre la porte et que vois-je ? Une vieille aristocrate d’un autre âge se regardant devant le miroir à glace, entortillée dans une robe noire lamée qui la boudine sans la priver d’une certaine élégance, une sorte de boa jeté autour du cou, un chapeau à plumes sur la tête. Elle m’aperçoit dans le miroir, se retourne, vient vers moi et me dit : Nouchka, vous allez m’emmener au défilé du Premier-Mai ! C’est si net, si décidé, si péremptoire que je ne vois pas comment me dérober. D’autant plus que la Comtesse, avec une pointe d’humidité dans les yeux, vient d’ajouter que ce sera peut-être son dernier Premier-Mai. Je l’aide à enfiler son vieux manteau de fourrure, lui passe sa canne. J’essaie de différer encore en disant que je ne sais pas où il faut aller, que je n’ai aucune idée du lieu où se tient le rassemblement. Elle s’empare de son sac à main, sort un plan, un papier avec un tracé : l’itinéraire du défilé. Elle a tout prévu. De toute façon, dit-elle, le cortège se forme à l’hôtel de ville. Si vous n’avez pas votre voiture, Nouchka, nous prendrons l’autobus. Elle m’entraîne. Il me semble entendre des cris, des lamentations, des trépignements dans la cuisine.

Il y a très longtemps que je n’ai pas assisté à une manifestation du Premier-Mai. Je dois avouer que celle-là me paraît un peu tristounette. Il n’y a pas foule sur la place de la Mairie pour écouter la poussive harangue d’un délégué syndical qui voudrait bien mobiliser les cœurs, mais n’en a pas les moyens oratoires. La présence de la Générale n’en passe que moins inaperçue. Elle ne cherche d’ailleurs pas à se cacher. Incroyablement vaillante, elle s’agite, brandit sa canne, interpelle un groupe de travailleurs immigrés, sans doute balayeurs municipaux, en les appelant « camarades », veut acheter du muguet à une vendeuse, en rafle vingt brins d’un coup pour les distribuer à la ronde, paie d’un gros billet dont elle n’attend pas la monnaie, piétine d’impatience. On chuchote, on murmure, on se la montre du doigt. Je ne suis pas très à l’aise. Mais le comble de mon malaise survient lorsque, après les ovations d’usage, le cortège se formant, elle prétend y figurer au premier rang, à mon bras, en dépit de l’embarras des organisateurs qui semblent désemparés devant une telle initiative. Certains me demandent en confidence des éclaircissements que je suis bien incapable de leur donner. Finalement le défilé s’ébranle, elle est là, en première ligne, se tenant à moi d’un coude et au secrétaire de l’union locale de la C.G.T. de l’autre, claudiquant un peu, ayant même une certaine peine à mettre un pied devant l’autre, mais épanouie et visiblement résolue à aller jusqu’au bout, fût-ce au prix d’un inévitable ralentissement de la marche des manifestants à travers les rues de la ville. Je me tords le cou pour la regarder, de crainte de la voir perdre connaissance dans cette presse ; je constate qu’elle a réussi à épingler à son manteau, d’un côté du muguet, de l’autre l’œillet rouge et l’épi de blé de la révolution hongroise. Les gens qui nous regardent défiler, dans un premier temps restent muets de surprise, dans un deuxième temps applaudissent à tout rompre. Beaucoup semblent la reconnaître. Politesse rendue, on applaudit même des fenêtres.

J’ai le sentiment qu’on ne parviendra jamais au terme. Mais en arrivant à la place de la Libération, en contournant le gros massif floral qui en occupe le centre, pourquoi faut-il que j’aperçoive une fillette qui, du bord du trottoir, me fait des signes avec son bonnet et son foulard ? C’est Clorinde. J’ai un instant l’illusion de rêver, d’être prise dans une sorte d’hallucination où tout se bouscule et se heurte comme dans les images d’un kaléidoscope. Mais non, c’est bien elle. C’est si bien elle qu’elle s’échappe, se met à courir vers nous, traverse la place et vient rejoindre le cortège. Elle s’accroche à mon bras libre. Me voilà bien flanquée, à droite comme à gauche, au centre de la ville, dans la foule, en plein midi, pour le cas où je souhaiterais garder mon anonymat professionnel ! Je tremble que Clorinde ne se soit en outre montrée une nouvelle fois fugueuse et irréfléchie. Fort heureusement, elle me parle à voix basse. Elle me dit que sa mère était avec elle, que c’est elle qui m’a reconnue de loin et lui a suggéré de courir vers moi, que l’une et l’autre désirent que nous reprenions les séances de lecture, que l’on m’attend, qu’il faut que je revienne à la maison. Comme je me penche pour mieux entendre, elle dépose un chaud et frais petit baiser sur ma joue. Elle sent le muguet.